Demain, 15 septembre, il y a un an, jour pour jour, s’est tenue en 2019 l’élection présidentielle. Et, dans à peu près trois semaines, exactement le 6 octobre, une année se sera écoulée depuis les élections législatives. Un anniversaire bien morne au regard de la situation dans le pays. Mohamed Sahbi Khalfaoui, politiste, enseignant à la faculté des Sciences juridiques, économiques et de Gestion de Jendouba, membre de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique, décrypte l’univers sociopolitique et la scène nationale ébranlés par un désordre sans précédent. Son analyse a le mérite d’être claire, précise et argumentée.
L’instabilité politique va en s’aggravant. Quelles seraient d’après vous les solutions à la crise actuelle, sans perdre de vue les perspectives de démocratisation vers lesquelles aspirent la plupart des Tunisiens ?
Pour comprendre la crise actuelle, il faut d’abord établir un diagnostic. La crise est essentiellement due à l’affaiblissement des institutions et la fragilité des compromis démocratiques. Dans tout système politique, il y a ce qu’on appelle les compromis de gouvernement ; ce sont des alliances qui se font entre des partis pour garantir une certaine majorité et pour gouverner ensemble. Les compromis démocratiques engagent par contre tous les acteurs politiques. Ceux-là s’accordent tacitement ou d’une manière explicite sur les règles à respecter ; par exemple, assurer une alternance sans mettre en cause l’architecture institutionnelle qui risque de nuire à cette alternance. Les parties concernées peuvent ne pas être d’accord sur les options et les politiques adoptées, mais elles s’obligent à en respecter les grandes lignes ; comme le maintien des échéances électorales, la mise en place de la Cour constitutionnelle, des instances de réglementation. Maintenant, pour revenir à l’origine de la crise, la crise économique est en partie responsable. Il faut pointer du doigt le manque d’imagination et une totale déficience des visions des gouvernants. Sans parler de cet excédent de lignes rouges qui empêchent la mise en œuvre de sérieuses réformes. L’Ugtt est une ligne rouge, la magistrature est une ligne rouge, les corporations ont presque toutes tracé des lignes à ne pas franchir ; les avocats, les médecins. Chaque corporation a fait en sorte que toute politique de changement ne remette pas en cause ses propres acquis.
Le changement est-il possible, envisageable malgré les obstacles que vous venez d’énumérer ?
Oui, avec un gouvernement ou un président de la République ou un chef de gouvernement, doté d’une forte légitimité et en mesure d’imposer des politiques par la force des institutions, par le débat aussi et à travers des réformes socioéconomiques qui impacteront de manière positive à la fois la scène politique et la vie des citoyens. Le fait de renforcer les institutions politiques et de stabiliser l’ensemble du système facilite la mise en œuvre des réformes. Seulement, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui, aucun gouvernement n’a pu ou su proposer un programme clair. D’une part, les programmes électoraux se ressemblent tous en 2014 et 2019. En 2019, un président de la République a été élu non pas sur la base d’un programme mais pour sa personne. Aucun parti ni formation ni candidat n’a osé trancher des questions sensibles comme celle relative aux entreprises publiques. A mon avis, nous sommes en train de recourir à des solutions superficielles et des réformes cosmétiques, telles que la réforme du régime politique, du mode de scrutin. Réformes importantes, mais qui ne sont pas les causes originelles des problèmes. Le problème fondamental qui ébranle et le paysage politique et le pays provient de la fragilité des formations politiques qui gouvernent aujourd’hui. Depuis 2011, la seule constante politique est le mouvement Ennahdha.
Ennahdha, justement, gouverne depuis bientôt une décennie, sans pour autant endosser les responsabilités des échecs qui s’enchaînent à tous les niveaux, dans tous les secteurs. Comment ce parti a-t-il pu se dérober à toute responsabilité ?
Nous n’avons jamais vu dans une démocratie qui se respecte un parti qui se dérobe autant à ses responsabilités. Mais les responsables d’Ennahdha ne sont pas les seuls à adopter cette posture, Nida Tounès a dit et fait la même chose, Afek Tounès pareil. Ces partis qui ont gouverné se dérobent de toutes les responsabilités sous prétexte qu’ils ne gouvernaient pas seuls. Or, une démocratie s’appuie entre autres sur un principe fondamental, la solidarité gouvernementale qui n’est pas honorée en Tunisie. Dans les démocraties, si un ministre n’adhère pas à la politique menée par un de ses collègues, il se désolidarise de lui, l’annonce publiquement et présente sa démission. Prenons pour exemple les gouvernements de coalition en Allemagne. Les responsables des formations élues peuvent négocier longtemps sans parvenir à se mettre d’accord sur un programme. Mais une fois que celui-ci est adopté et publié, tous sont tenus de le respecter et le mettre en œuvre. Ce mode opératoire n’est pas une spécificité allemande, c’est une constante démocratique partagée donc par les grandes démocraties. Chez nous, c’est l’inverse qui prévaut. On va chercher un chef de gouvernement, on lui demande de former son équipe sur la base d’alliances qui portent d’abord sur le partage du pouvoir et la répartition des départements ministériels. Souvent, aucune de ces alliances n’a rédigé un programme commun qui engage tout le monde ; d’abord les partenaires entre eux, ensuite vis-à-vis de la population et de l’opposition. Ennahdha est responsable depuis 2011, tout comme Nida Tounès est pleinement comptable de ses actes de 2014 à 2019, tout comme l’était n’importe quelle autre formation politique ayant participé à une coalition gouvernementale. Le problème vient du fait qu’en Tunisie, le principe de la redevabilité n’est pas appliqué.
Depuis la révolution, a émergé un populisme protestataire qui dénonce les élites, qu’elles soient politiques, économiques, culturelles, au nom d’un idéal révolutionnaire, au nom d’un peuple spolié de ses droits. Certains de leurs chefs de file arrivés au pouvoir font actuellement alliance avec les supposés adversaires d’hier. L’alliance Ennahdha, El Karama et Qalb Tounès en est l’exemple le plus récent. C’est de l’opportunisme politique ? Comment se renier à ce point ?
Ce sont à la base des promesses électorales non tenues. Il est légitime qu’un parti, qu’un mouvement cherche à gouverner en essayant de nouer des alliances qui peuvent paraître contre nature. Au contraire, il n’est pas normal de renoncer totalement à son identité sur la base de laquelle il s’est fait élire. Mais ils ne sont pas les seuls. En 2011, Ettakatol, contrairement à ses engagements et déclarations, a fini par sceller une alliance avec Ennahdha. C’est le cas de Nida Tounès en 2014. La vigilance citoyenne, les sanctions électorales peuvent être le remède à cela. L’électeur a une forte responsabilité de contrôle et de sanctions à l’encontre de ces formations qui renoncent à leurs engagements électoraux et vont même jusqu’à renier leur identité politique.
Le populisme est un courant à la mode qui a ses idéologues, son audience, ses chefs de file politiques et maintenant ses chefs d’Etat, en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique latine. Qu’en est-il en Tunisie ? Considérez-vous que ce courant ait pu réussir à faire ancrage dans le jeu politique tunisien ?
Les spécialistes du populisme le définissent sous deux approches différentes ; la première chez Cas-Mudde, un politiste hollandais installé aux Etats-Unis. C’est la rock-star de l’analyse du populisme. Il considère que le populisme est une idéologie fine, peu substantielle. Le communisme, le capitalisme et l’islamisme a contrario sont des « idéologies épaisses ». Les fondamentaux de cette idéologie se résument en la division définitive et finale de la société en deux camps : des élites corrompues et un peuple pur et uni. Une autre approche a fait son apparition principalement présentée par Marc Lazar dans son ouvrage publié en 2019, aux éditions Gallimard, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties. Dans ce livre, le populisme est présenté comme un style politique. Mais que ce soit un style ou une idéologie, les deux composantes sont présentes dans le paysage politique tunisien. Les élections de 2019 ont vu émerger plusieurs courants : un populisme conservateur, principalement revendiqué par la coalition El-Karama, et, dans une moindre mesure, Ennahdha. Ce mouvement se plaît à développer plutôt une certaine démagogie que du populisme. La démagogie est un style, une technique utilisée par les populistes et par les autres. Ennahdha fait usage de démagogie mais n’est pas un parti populiste au regard de la typologie. Un deuxième populisme restaurateur, dans le sens politique et très réactionnaire au niveau sociétal, incarné par Abir Moussi. La présidente du PDL s’est clairement prononcée contre l’égalité successorale et la dépénalisation de l’homosexualité. Un populisme libéral que revendique Nabil Karoui. Enfin, un populisme de troisième culture porté par le Président de la République Kaïs Saïed. Troisième culture est un concept présent historiquement et socialement dans toutes les sociétés. Il existe deux grands types de cultures politiques avec plusieurs nuances à l’intérieur de chacune d’elle : une culture politique conservatrice et une autre progressiste. La culture politique de Kaïs Saïed est d’un type nouveau. Elle n’est ni de gauche ni de droite. Et en même temps, elle est aussi bien de gauche que de droite. Elle n’est ni conservatrice ni progressiste et en même temps elle est à la fois progressiste et conservatrice, voilà pour la définition. Ces quatre courants populistes donc s’accordent à diaboliser les élites postrévolutionnaires, les élites modernistes et francophones et à rejeter le pluralisme politique et la configuration partisane. Bien entendu, ils critiquent, pour la plupart, la démocratie représentative. L’idée même de la présence d’un corps intermédiaire entre l’Etat et la société leur est insupportable. En revanche, le peuple vertueux est sacralisé. Peuple victime de ces élites en intelligence avec des forces étrangères. Autre constante, la déification d’une icône par ses partisans : Seïf Eddine Makhlouf, Nabil Karoui, Abir Moussi, Rached Ghannouchi et Kaïs Saïed. Leur politique économique découle de la constante que le peuple est spolié, l’économie devra donc être centralisée par l’Etat. Inévitablement, un réseau clientéliste s’installe. Enfin, le populisme est construit sur l’émotion et les passions. On parle de complots, non pas parce qu’ils existent mais parce que cela touche des fibres sensibles. D’ailleurs, tous les populistes qui sont au pouvoir prennent la posture propre aux opposants. Ils continuent à clamer leur volonté de réaliser des réformes structurelles mais l’architecture institutionnelle les empêche de le faire.
Selon vous, le populisme serait dangereux ?
Oui, pour deux raisons ; parce qu’il renie la diversité sociale et le pluralisme politique. Deuxièmement, le populisme suscite passions et espoirs chez les populations. Or, on le sait, un changement en mesure de transformer le quotidien des gens n’est pas possible à réaliser rapidement, de manière spectaculaire. En outre, la culture politique chez les populistes est basique, leurs solutions sont simplistes. Le populisme est dangereux parce qu’il s’attache également à la forme plus qu’au fond. Généralement, les populistes sont d’excellents communicateurs. Ils sont fondamentalement manichéens ; le bon et le mal, la vertu et le péché, le peuple et les élites. Or, c’est très facile de communiquer en faisant des raccourcis. Les partis traditionnels, eux, s’adressent à la raison, usent de discours pragmatiques et programmatiques. Un discours qui passe mal auprès d’une population qui souffre au quotidien. Les Tunisiens, dans leur majeure partie, ont des difficultés d’accès à l’emploi, aux soins, sont confrontés au décrochage scolaire de leurs enfants, au chômage et à l’émigration clandestine de leurs jeunes. Pour finir, il est plus facile pour les populistes de gagner des élections, mais il est extrêmement difficile pour eux d’entamer des réformes, notamment dans le cas du président de la République et des autres formations évoquées.
Pour quelles raisons ?
En Tunisie, la démocratie représentative est en crise. C’est le cas un peu partout dans le monde, à des degrés divers. Ce contexte où fleurissent les mouvements populistes est dangereux pour les démocraties. L’histoire récente de l’Europe est là pour en témoigner. Mais encore, ce genre de situations peut déboucher sur ce qu’on appelle les démocraties « illibérales » ou l’autoritarisme compétitif. Plusieurs pays comme la Turquie, la Russie, la Hongrie ou l’Inde peuvent se targuer de respecter la compétition électorale. Mais en Turquie, la moitié des journalistes sont en prison. En Russie, les opposants sont empoisonnés ou emprisonnés. Dans ces pays, l’Etat a la haute main sur la Justice. La compétition électorale peut y être préservée, c’est vrai, mais jamais on ne pourra les qualifier de démocraties. On pourrait craindre malheureusement en Tunisie une régression de ce genre, si on se laissait séduire par le populisme. Le populisme n’est pas associé à l’autoritarisme à la Ben Ali, mais la compétition politique s’appuie davantage sur le régime des passions. Et jamais les passions ne peuvent créer des solutions viables pour n’importe quel pays ou quel système.
Des voix de plus en plus insistantes appellent à engager de grandes réformes. Commençons par le mode de scrutin pour garantir une meilleure représentativité ou un Parlement plus homogène, moins fractionné. Expliquez-nous quelles sont d’après vous les réformes nécessaires ?
Dans une Assemblée, théoriquement, les forces politiques qui ont une certaine représentativité de la société doivent y figurer. Le débat est éternel entre le mode de scrutin majoritaire et le mode de scrutin à la proportionnelle. Pourquoi le mode de scrutin majoritaire est-il généralement préféré ? Parce qu’il confère une certaine stabilité à l’enceinte parlementaire et par ricochet au pays. En Tunisie, nous avons opté pour un mode de scrutin à la proportionnelle qui confère une représentativité d’une grande partie des formations politiques existantes. Revers de la médaille, l’hémicycle est segmenté en des majorités très courtes. Mais le mode de scrutin n’est pas responsable de cet état de fait qui mine réellement la scène politique et la stabilité de l’Etat. Seulement, rappelons-nous, en 2014, les deux premières formations politiques, Nida Tounès et Ennahdha en l’occurrence, ont obtenu 155 sièges. Respectivement 86 et 69. Les deux premières forces politiques en 2019 ont récolté 90 voix, 52-38, Ennahdha et Qalb Tounès, soit quatre sièges de plus que Nida Tounès en 2014. C’est donc l’instabilité des acteurs politiques qui est à l’origine de cette crise généralisée. Le problème ne provient pas du mode de scrutin. Si le bloc de Nida Tounès était resté uni avec ses 86 députés, le pays n’aurait pas été confronté aux perturbations d’alors. Pour autant, ne peut-on pas envisager la réforme du mode de scrutin ? Bien sûr que si. Mais je considère que n’importe quel changement qui va dans le sens d’un vote uninominal majoritaire, autrement dit des élections d’une personne sur une petite circonscription, aurait des effets néfastes, catastrophiques sur le pays.
Où se situe le risque ?
Il y a ce qu’on appelle en Tunisie un principe respecté par tous, de manière tacite ; le principe du politiquement correct ; comme par exemple de ne pas évoquer la question régionale. Or si l’on regarde un peu, Safi Saïd a obtenu 53% des suffrages à Gafsa, Lotfi Mraïhi a eu 45% à Kasserine, Moncef Marzouki était arrivé premier à Kébili. Je ne suis pas en train de porter un jugement, mais je dis les choses telles qu’elles sont. Un mode de scrutin uninominal renforcerait donc les barons locaux, la notabilité régionale. Il renforcerait d’un autre côté l’émergence non pas d’acteurs politiques liés à des réseaux mafieux. Pire, ce sera la représentation directe de ces parias eux-mêmes. Elire un député sur une petite circonscription rendrait la tâche facile à un homme d’affaires corrompu qui a les moyens pour gagner la députation et l’immunité qui va avec. Cela ne signifie pas pour autant que le statu quo doit être maintenu, non. Mais, à mon avis, les réformes devraient toujours être pensées dans le cadre d’un mode de scrutin proportionnel. C’est le meilleur mode qui puisse être pour un pays comme le nôtre. Dans 20 ans, si la réalité sociale évoluait, on pourrait envisager un mode de scrutin majoritaire. Mais je ne peux m’empêcher de dire qu’au moment où les grandes démocraties et les pays du Sud cherchent à intégrer la proportionnelle dans le mode de scrutin majoritaire, nous autres essayons de faire le chemin inverse ! Donc, réformer le mode de scrutin oui, toucher à la proportionnelle non. Cela dit, le financement des partis, tout l’argent dépensé lors des campagnes électorales, le contrôle de ces mêmes campagnes. Tous ces paradigmes doivent être revus et corrigés.
La Tunisie partage avec la plupart des pays en voie de développement une caractéristique notoire, le mauvais usage des ressources publiques et leur confiscation à des fins privées. Comment y remédier ?
Une démocratie ne se limite pas à organiser des élections transparentes. Une démocratie, c’est d’abord un système. Les institutions de contrôle sont très importantes pour l’asseoir. La Cour constitutionnelle, la Cour des comptes, les tribunaux, les instances constitutionnelles, etc. On peut rendre le contrôle plus efficace, moins coûteux. Les expériences comparées montrent comment procéder. Le système de contrôle devra être simplifié en un mécanisme facile à exercer. Le principe fondamental de l’accès à l’information participe à instaurer également la culture de la redevabilité.
La corrélation est prouvée entre le manque de transparence et la détérioration des conditions socioéconomiques d’une population. Malgré la révolution et la rotation des élites qui s’est opérée, malgré quelques droits acquis, tels le contrôle parlementaire de l’exécutif, la liberté d’expression, seul l’emballage semble obéir aux règles démocratiques. Etes-vous d’accord avec ce constat ?
Totalement. Une démocratie n’a pas besoin d’idées uniquement mais de démocrates pour l’exercer. Ghassan Salamé a dirigé un ouvrage très important dans les années 90, publié aux éditions Fayard : Démocraties sans démocrates, pour expliquer que l’architecture institutionnelle et constitutionnelle des pays arabes est démocratique mais manquent les démocrates. Ce constat s’applique à la Tunisie. Je constate un déficit de démocrates. Ceux qui étaient porteurs de l’idéal démocratique ont été évincés de la scène politique. Les démocrates, ces personnes qui ont une haute vision de l’Etat, qui intériorisent des convictions démocratiques. Aujourd’hui, tout le monde se revendique démocrates pour légitimer sa représentativité, en attendant des jours meilleurs pour installer son hégémonie. Qu’ils soient islamistes ou leurs opposants. La situation actuelle est caractérisée par un équilibre de faiblesses non par un équilibre des forces. Pour le moment, personne ne peut imposer une domination totale sur la scène politique qui rendrait possible l’exercice de ses pleins pouvoirs, tel que certains le souhaitent réellement. La révolution n’a rien à voir là-dedans. Le but d’une révolution, lorsqu’un changement pacifique n’est pas possible, il faut passer par une solution plus musclée. Une révolution sert davantage à déconstruire, à briser un système.
Par la suite, la construction ne peut pas s’ériger dans le cadre d’une révolution. Les trotskistes diront le contraire. Mais ce que j’avance est une observation historique des faits et non pas théorique. La culture autoritariste orientale y joue pour beaucoup également. Même au sein des partis politiques l’alternance pacifique n’est pas assurée, que ce soit chez les islamistes ou chez les autres. Le déficit en culture démocratique fait qu’on accepte mal les défaites. Tout le monde veut faire partie du gouvernement dans le but de renforcer son réseau clientéliste et bénéficier de la distribution des dividendes. La culture démocratique est un apprentissage de tous les jours, mais l’instabilité de la scène politique rend cet apprentissage difficile. Les formations politiques solides avec un personnel qualifié portant des projets économiques, sociaux et sociétaux clairs qui seraient prêtes à aller jusqu’au bout de la réalisation de leurs engagements électoraux font défaut pour l’heure.
« Les partis politiques sont les enfants de la démocratie et du suffrage universel », selon la célèbre formule du philosophe allemand Max Weber. Aujourd’hui, les partis politiques sont-ils encore nécessaires à la démocratie ?
Oui. Même s’ils sont en crise aujourd’hui. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont passés de mode. L’origine des partis politiques est très ancienne. La Rome antique a connu deux partis ; les plébéiens et les patriciens, les Girondins et les Montagnards en France. Les Sunnites et les Chiites dans le monde arabe. Evidemment, ni l’organisation ni le fonctionnement ne sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Avec une direction centrale, un bureau exécutif, des représentations locales. Mais c’était une forme d’organisation partisane. Le parti politique est un grand projet autour d’une grande idée. Ce qui n’empêche pas — c’est pratiqué dans plusieurs pays très en avance politiquement — d’avoir plusieurs courants à l’intérieur d’une même famille politique. Ce qui aura pour effet bénéfique d’empêcher ou de réduire le risque de scissions, de divisions et même de dissolution des partis. En face, il faut savoir qu’un peuple n’existe pas. Le peuple est une notion juridique pour qualifier une population vivant dans un endroit précis. Mais le peuple, un et unique, n’existe pas. Le problème avec les populistes, avec tous ceux qui appellent au dépassement de la division partisane, ils vénèrent cette entité imaginaire appelée peuple. Or, que font les populistes de cette idée de peuple ? Ils soustraient une fraction de la population, lui collent l’étiquette du peuple, donc à une partie de la population seulement. Et tous ceux qui n’adhèrent pas à cette vision sont considérés par les populistes comme les ennemis du peuple. Vénérer le peuple est une manière plus sournoise de le diviser. Donc pour revenir aux partis politiques, on ne peut imaginer une démocratie sans la présence de ces corps intermédiaires entre l’Etat et la société qui représenteraient la société dans sa diversité et seraient des outils entre les mains de personnes qui le souhaitent pour exercer le pouvoir. Cette configuration est-elle dépassée ? A mon avis, non. Elle ne pourra jamais l’être.
Malgré une pléthore de petits partis qui apparaissent pour disparaître aussitôt. Malgré des démissions massives qui peuvent faire imploser un parti alors qu’il est au pouvoir, comme on l’a déjà vécu ?
Oui. Mais le problème provient-il de l’idée que l’on se fait des partis politiques ou de la pratique des formations politiques tunisiennes ? Bon à savoir, tous ceux qui ont critiqué les partis ont fini par en créer. Emmanuel Macron en France, le Mouvement 5 Etoiles en Italie, etc. Certes, ils sont organisés autrement que les partis classiques, en adoptant des techniques de prises de décision et des règles différentes. Le problème principal dans le monde et notamment en Tunisie ne consiste pas en la professionnalisation de la fonction politique, mais l’attribution de hauts postes de responsabilité à des acteurs qui ne sont redevables qu’à ceux qui les ont nommés et non à des électeurs. Des technocrates affranchis de toute redevabilité électorale et populaire. En Tunisie, on entretient l’art de discutailler sans fin, de négocier en s’enlisant dans les magouilles et les tractations politico-politiciennes, sans qu’il y ait vraiment un débat d’idées et de visions sur les grandes questions économiques et sociales. D’où la mauvaise presse des partis politiques.
Une attaque terroriste a frappé le 6 septembre l’Etat à travers des agents de la Garde nationale. Des Tunisiens ont pointé du doigt Ennahdha et son allié El Karama qui ont légitimé d’une certaine façon le radicalisme actif, par le passé du moins. Comment considérez-vous cette accusation ?
Le plus dangereux est la normalisation du terrorisme. Il faut que chaque attaque soulève une indignation totale et généralisée, même si des victimes ne tombent pas, ce qui reste rare. Il ne faut pas que le terrorisme devienne une donne de la scène politique comme cela s’est produit les premières années postrévolutionnaires. Il faut tout de même relever les efforts sécuritaires qui ont porté leurs fruits. Ce succès devra être accompagné d’un soubassement politique pour condamner le terrorisme sans équivoque, éradiquer ses foyers actifs mais également ses foyers politiques qui le légitiment en lui trouvant des excuses.
On risque de sortir perdants de cette guerre, parce que c’en est une. Tout le monde a condamné l’attaque. Mais quand on fait relayer l’information sans preuves selon laquelle l’attentat est l’œuvre de services de renseignements étrangers, il y a problème. Une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme devra être élaborée dans les plus brefs délais. Une stratégie construite autour de quatre axes principaux. D’abord le sécuritaire parce qu’on ne peut répondre à ceux qui portent les armes que par les armes. Mais aussi une stratégie politique en passe d’interdire les soutiens politiques à ces actes. Un axe culturel pour forger une réponse forte et solide aux discours de la haine et de la mort. Et, enfin, un axe socioéconomique pour court-circuiter les causes profondes de la radicalisation terroriste.